Table Of ContentAlfred Cérésole
LÉGENDES
DES ALPES
VAUDOISES
1921
édité par les Bourlapapey,
bibliothèque numérique romande
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Table des matières
INTRODUCTION ...................................................................... 4
SERVANS ET LUTINS ............................................................ 15
NOS FÉES ............................................................................... 43
DIABLE ET DÉMONS ........................................................... 88
SORCIERS ET SABBATS .......................................................1 21
REVENANTS ET TRÉSORS ................................................. 162
LÉGENDES DIVERSES ........................................................ 197
Ce livre numérique ............................................................... 248
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INTRODUCTION
Le soir, à la montagne, lorsque tout est tranquille sous le
chalet bien clos, – quand le feu, qui brille encore sous la noire
chaudière, lance dans l’ombre ses vacillantes lueurs, – lorsque
le vent des nuits, pareil à une harpe plaintive, fait gémir au loin,
dans le val, les rameaux des grands sapins noirs, – quand le so-
lennel silence des solitudes alpestres n’est interrompu que par
le sifflement de quelque oiseau nocturne, passant près des hauts
rochers déserts, – le pâtre de nos monts, au terme des labeurs et
des soucis du jour, aime encore, avant d’aller chercher le som-
meil, à s’asseoir un instant près de son foyer.
Remontant les sentiers, déjà bien effacés, des jours dispa-
rus, songeant aux légendes et aux vieilles traditions transmises
par ses pères, il trouve, pour charmer les moments de ceux qu’il
honore de sa confiance et de son amitié, des récits à la fois doux
et simples, étranges ou fantastiques, empreints d’une forte poé-
sie et d’une réelle originalité.
Ces légendes et ces traditions caractérisent trop bien le gé-
nie de nos populations montagnardes ; elles ont trop de prix
pour le mythologue, pour le poète et pour l’amant de nos monts
et de notre pays ; elles répandent sur une contrée un parfum de
naïveté et d’antiquité trop précieux pour que tout ami respec-
tueux des Alpes, de leur présent comme de leur passé, n’essaie
pas, avant qu’il soit trop tard, de les recueillir.
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Les unes sont écloses sur nos monts, durant les longues
veillées, à l’air pur des hautes cimes et dans le silence des soli-
tudes alpestres. D’autres sont parvenues jusque dans nos vallées
sur les pas des Sarrasins, des Germains ou des Gaulois, chan-
tées sur la lyre des bardes, ou poussées par le flot des émigra-
tions et des fluctuations humaines. D’autres enfin, les plus an-
ciennes, ont leur point de départ, ainsi que beaucoup de tradi-
tions encore vivantes, dans les vieilles coutumes romaines, dans
les cérémonies païennes des Druides et des Celtes, dans les
mythes et les contes de l’Inde et de l’Orient. Pas n’est besoin de
fouiller bien profondément le sol de notre civilisation chré-
tienne, et d’étudier longtemps nos superstitions actuelles, pour
retrouver, presque à fleur de terre, la couche primitive des tradi-
tions et des idées païennes. Elle se montre çà et là, plus ou
moins modifiée, ou dans toute sa sauvage nudité. Il en est, en
effet, d’une civilisation comme d’un fleuve : elle dépose après
elle ses alluvions d’idées, de coutumes ou de croyances. Dans
ces débris superposés, les couches sont plus ou moins épaisses
et laissent apparaître des traces curieuses, d’anciens vestiges,
qui sont comme autant de fossiles portant l’empreinte de
croyances disparues. Sous le nom de mythes, de légendes, de
coutumes, de noms locaux, ces traditions peuvent fournir de
précieux documents à l’ethnographe, à l’archéologue et à qui-
conque s’occupe de l’histoire de l’esprit humain et de ses con-
ceptions religieuses. Sous un récit qui peut sembler puéril, sous
un usage vulgaire, où l’on ne verra de prime abord qu’un enfan-
tillage, on pourra trouver une conception aussi vieille que
l’humanité et un rapport frappant avec les idées d’autres
peuples et d’autres civilisations. En tout cas, on y retrouvera,
malgré l’action du temps, des restes curieux de croyances au-
jourd’hui déchues, ou même des débris de religions historiques
supplantées, chez nous, depuis longtemps.
Or, ce que sont nos Alpes pour les coutumes et pour la
langue, c’est-à-dire un dernier abri pour la simplicité des mœurs
et pour nos vieux patois, elles le sont aussi dans le domaine des
légendes : un suprême refuge pour les antiques traditions, un
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asile tranquille au milieu de la mer toujours agitée des idées, un
îlot haut élevé, où ces croyances ont trouvé un sol propice, et où,
avec les coquillages qui parlent d’anciens âges disparus, elles se
sont maintenues et se laissent encore étudier.
Toutefois, pour quiconque tient à ce genre de recherches, il
importe de se hâter. La dernière heure sonne. Avec les voies fer-
rées qui escaladent les pentes de nos monts, la vie et les idées
modernes montent sans cesse de vallons en vallons, de villages
en villages, de chalets en chalets. Aussi, – avant que cette marée
ascendante ait tout submergé et effacé, avant que le marteau de
notre siècle industriel ait jamais réduit en poussière ces débris
et ces fossiles des anciens âges, avant que l’haleine desséchante
de ces temps positifs ait flétri pour toujours cette flore primitive
des conceptions humaines, – faut-il se mettre à l’œuvre sans dé-
lai pour en recueillir les vestiges. C’est dans cette pensée que j’ai
voulu, par respect pour la montagne et pour nos vieux monta-
gnards, grouper ici les légendes et les vieilles traditions que
l’observation de nos Alpes vaudoises et l’étude de leurs mœurs
ont laissées dans mes notes et dans mes souvenirs.
* * *
Si les récits merveilleux ont tenu de tout temps une grande
place dans la vie intime des nations, s’ils ont correspondu aux
premiers besoins intellectuels et poétiques de leur enfance, – ils
ont joué un rôle particulièrement important dans les concep-
tions religieuses ou cosmologiques des peuples appelés à se me-
surer chaque jour avec les forces de la nature. Ainsi que l’a re-
marqué fort justement John Tyndall : « Avant que l’idée de lois
générales se fît jour dans l’esprit humain, les hommes faisaient
remonter naturellement ces effets inexplicables à des forces
personnifiées. Le sauvage voyait dans une chute d’eau les bon-
dissements d’un génie, et le coup de tonnerre répété par les
échos était pour lui le marteau retentissant d’un Dieu en cour-
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roux. Chercher à apaiser ces puissances terribles était la consé-
quence naturelle d’une telle croyance, et les sacrifices étaient of-
ferts aux démons terrestres et aériens. »
Or, nos pères, nos montagnards surtout, se sont complu,
avec une inclination particulière, à ces fictions diverses, et au-
jourd’hui encore, il n’est pas bien sûr que plusieurs de ceux qui
nous les racontent ne les prennent pas pour des réalités.
Remarquons, en outre, que ces croyances mythologiques
dont nous allons nous occuper, cette foi aux esprits protecteurs
ou malfaisants, aux servans et aux fées, aux enchantements et à
la sorcellerie, à la magie et aux trésors, se retrouvent plus ou
moins partout, chez toutes les races et chez tous les peuples.
Elles conservent toutefois je ne sais quoi de plus tenace chez nos
peuplades alpestres, douées d’un tempérament plutôt conserva-
teur, passant leur existence au sein des grandes scènes de la na-
ture, dans le silence des solitudes sauvages, concentrés en elles-
mêmes et surtout bien éloignées des mille préoccupations qui,
dans nos villes, nous ramènent sans cesse au positif de la vie ou
nous rendent plus mobiles dans nos idées et dans nos habi-
tudes.
Ce respect pour les vieilles coutumes ce conservatisme, qui
caractérise particulièrement nos concitoyens de la montagne, se
trouve dépeint avec autant de malice que de naïveté dans une
vieille anecdote qui, pour sa morale utile à méditer partout, doit
trouver ici sa place. Elle me fut contée un jour, en bon et vieux
patois de Panex, par un montagnard de vieille roche, observa-
teur très intelligent de nos mœurs et de nos traditions alpestres.
Elle est intitulée :
LA ROUTINA
Dis bon païsan q’avont prœu à mœudrè fassavont portâ le
satzon i mouelin per on âno que Djanet, le valotè, tzanpéïvè
devant lui.
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On sa était acouëlhai su le râté de la poura betié ; la gran-
na d’on lau et ’na groche pierra por teni le balan de l’autro.
On dzor, Djanet ublhet dè mouessi la pierra den le sa qe
l’acouet dinse su l’âno.
On en partia de la granna va don lau, l’autra de l’autro et
le sa sè tint on ne pœu mi.
– Pérè, pérè ! qe criet, veni vai vito avezâ.
Le pérè q’a cru qe le sa s’airet dégrouecha et qe danave, u
bin qe l’âno avait leqa et s’airet trossa ’na piouta, arrevé tot
èpouairia entervâ cen qe lai avè.
– Aveza-v’ai, dit Djanet, ié ublha de bouetâ la pierra et le
sa se tint tot parai !
Le pérè t’avezè soce, solaivet le sa, viret i tor de l’âno et tot
en sacosen la téta, dit :
– Djanet, lai a de la metzanthe enqie deden, sen cen le sat-
zon rebatéret tuis lou cou !… Ton pérègran bouesavè la pierra,
ton pérè assebin et i t’entondzo dè la rebouetâ de suite ; s te ne
le fé pas t’avé la fredaine.
Et Djanet, qemen son pérègran et son pérè a rebouetâ la
pierra den le sa.
Avezâ-vai, vesin et ami, se la rotina ne fè pas sovent portâ
– de cé, de lé – ’na pierra dè troua !
Dulex-Ansermoz.
LA ROUTINE
De bons paysans, qui avaient à moudre du blé, faisaient
porter leur sac au moulin par un âne que Jean, le petit valet,
chassait devant lui.
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Le sac était placé en travers sur les reins de la pauvre bête ;
la graine se tenait d’un côté et une grosse pierre était placée de
l’autre dans le sac… pour faire contre-poids !…
Un jour, Jean oublie de fourrer la pierre dans le sac qu’il
avait mis sur l’âne.
Une partie de la graine va d’un côté de la bête et l’autre de
l’autre, si bien que le sac se tient on ne peut mieux.
– Père, père ! crie Jean, venez vite regarder !
Le père, qui avait déjà cru que le sac s’était décroché, qu’il
coulait ou bien que l’âne avait glissé et s’était cassé une jambe,
arrive tout effrayé pour voir ce qui s’était passé.
– Regardez donc, dit Jean, j’ai oublié de mettre la pierre et
cependant le sac se tient tout seul.
Le père regarde bien, soulève le sac, tourne autour de l’âne
et, tout en secouant la tête, dit :
– Jean, il y a du diable (ou de la sorcellerie) là-dedans ;
sans cela le sac tomberait inévitablement… Ton grand-père met-
tait la pierre dans le sac ; ton père l’a toujours fait ; aussi je te
somme de la refourrer tout de suite. Si tu ne le fais pas, tu auras
une distribution…
Et Jean, ainsi que l’avaient fait son grand-père et son père
refourre la pierre dans le sac.
Morale : Regardez donc bien autour de vous, voisins et
amis, si la routine ne vous fait pas porter, de ci ou de là, une
pierre de trop.
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Tout homme qui pense et qui observe est instinctivement
porté à croire à une puissance supérieure de laquelle il se sent
dépendre et qui par sa volonté divine a créé et gouverne le
monde. Il y a plus : si nous nous sommes laissé éclairer par la
lumière du christianisme, nous admettrons que cette puissance
souveraine peut agir et agit sur nous par son esprit et qu’elle a
même eu dans l’histoire de l’humanité une manifestation écla-
tante, suprême et sainte dans la personne et dans l’œuvre
d’amour et de salut opérée par Jésus de Nazareth.
Mais cette foi, cette lumière déiste ou chrétienne, n’a pas
suffi toujours à l’imagination de l’homme. Il s’est plu à rêver, à
imaginer des interventions bizarres, étranges, et parfois mé-
chantes, du monde invisible dans le monde visible, à créer des
êtres inférieurs de diverses catégories, mêlés plus ou moins di-
rectement aux incidents de la vie ordinaire.
Doués de pouvoirs surnaturels mais limités, bienfaisants
ou malfaisants, ces êtres sont censés intervenir jusque dans les
petits événements de l’existence humaine et présider à certains
phénomènes mystérieux et incompris de la nature. Ils sont nés
d’un besoin imprescriptible : celui que tout homme éprouve de
s’unir à un monde supérieur et de trouver une cause à ce qui
échappe à son intelligence.
Or ces causes, la mythologie les a personnifiées dans des
agents doués de qualités spéciales et appropriées. De là, par
conséquent, l’extrême variété de ces êtres imaginaires, qui ont
rempli ou remplissent, selon les mythes et les légendes, les
sphères du monde inférieur, qui agissent et travaillent en accord
ou en désaccord avec les pouvoirs célestes et humains. De là,
partout et de tout temps, au nord comme au midi, dans nos
vertes vallées, comme dans nos solitudes neigeuses, la croyance
à ces êtres mystérieux et invisibles, portant des noms divers : lu-
tins, servans, gnomes, sylphes, naïades, fées, démons, sorciers,
géants ou revenants, qui peuplent les airs, les bois, les cimes, les
pâturages et jusqu’aux habitations humaines. De là, ces tradi-
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Description:échos était pour lui le marteau retentissant d'un Dieu en cour-. – 6 – .. de notre mythologie vaudoise : le servan ; puis de nos fées, de nos mauvais