Table Of ContentMADELEINE ALLEINS
UNE GRECQlJE
NOMMEE ATHENA
Roman
L'AGE D'HOMME
A L'HÉROÏSME DU PEUPLE GREC
ET
A MON PÈRE,JULES LAFUE, QUI,
PAR SON COURAGE ET SON HUMANITÉ
ÉVITA A LA VILLE DE TULLE
LE SORT D'ORADOUR-SUR-GLANE
Le temps dévoile tout
et sur tout fait la lumière.
SOPHOCLE
ON IROUVERA EN FIN D'OUVRAGE LA TRADUCTION DES TEXTES CITÉS
PRÉFACE
Madame Madeleine Alleins a publié plusieurs romans chez Galli-
mard, au Cerf, et un essai sur Marguerite Duras à L 'Age d'Homme. Or,
elle vient de mettre tout son talent dans une œuvre qui évoque l'une
des périodes les plus douloureuses de !'Histoire grecque contempo-
raine - celle de la guerre civile. Voilà qui est fort remarquable. Cela
d'autant plus, que le thème est difficile et encore plein d'obscurités. Il
a été rarement abordé et exploré, même par des écrivains grecs.
Avant de se lancer dans cette singulière aventure, animée par une
passion pour la Grèce qui rappelle celle de Byron au siècle dernier, la
romancière a pris la peine de se documenter longuement sur place
auprès des survivants de cette tragédie.
Au cours de la dernière guerre mondiale, les Grecs se sont oppo-
sés très tôt aux Allemands, Italiens et Bulgares qui occupaient leur
pays. A cette Résistance, les nazis eux-mêmes ont rendu un involon -
taire hommage: le 5 juillet 1943, le rapport secret la Br. B. 17512/44
de l' Abwehr {contre-espionnage nazi) constate entre autres :
«Quatre-vingt-dix pour cent des Grecs sont unis dans la même inimi-
tié à l'égard des forces d'occupation et prêts à passer à la rébellion
ouverte». Ce certificat de Résistance délivré par l'ennemi est unique
dans l'Europe occupée.
Grâce aux maquisards, la Grèce s'est libérée toute seule. Mais les
accords Churchill-Staline définissaient, dès le mois de septembre
1944, les sphères d'influence des Britanniques et des Soviétiques dans
les Balkans. Staline abandonnait la Grèce à Churchill. Se méfiant des
maquisards grecs dirigés par les communistes, celui-ci fit tout pour
maintenir en place la police, la gendarmerie, la milice qui s'étaient
mises au service des Allemands. Pis encore : la Résistance avait pro-
clamé, dans son immense majorité, son hostilité radicale à l'égard du
roi en exil qui avait instauré, en Grèce, avant la guerre, le régime fas-
ciste du général Métaxas. Malgré cela, Churchill s'obstinait à vouloir
ramener le roi en s'appuyant sur plusieurs unités grecques royalistes
qui avaient combattu au Moyen Orient sous commandement anglais.
Son entêtement entraîna, au mois de décembre 1944, à Athènes, un
heurt armé entre maquisards et Britanniques. Sous la pression des
troupes fraîches et du matériel lourd que Churchill avait fait débar-
quer au Pirée, les maquisards durent se retirer de la capitale. Ils
n'étaient pas pour autant vaincus: ils contrôlaient encore tout le reste
du pays. Cependant, après une intervention occulte de Staline, leurs
dirigeants leur intimèrent l'ordre de déposer les armes. Disciplinés, ils
obéirent, la mort dans l'âme. Ils livrèrent aux autorités militaires bri-
tanniques des milliers de fusils, de mitrailleuses et de mortiers qu'ils
avaient arrachés aux occupants dans des combats sanglants.
Dès lors, les collaborateurs de tout poil, qu'aucune épuration
n'avait désarmés, se déchaînèrent, surtout dans les régions rurales.
Les assassinats, les règlements de compte, bref la terreur noire, obli-
gèrent les anciens Résistants à reprendre le maquis. Ce ne fut, au
départ, qu'un réflexe d'auto-défense. Mais peu à peu, s'instaurèrent
dans les montagnes du nord de la Grèce les prémisses d'une véritable
guerre civile. Les grands responsables communistes, tantôt indécis et
manipulés, tantôt rigides et sectaires, se greffèrent sur le nouveau
conflit. Désormais, une Armée démocratique, basée dans les monts Vitsi
et Grammos, s'opposa à l'armée gouvernementale soutenue par les
Britanniques et, plus tard, par les Américains. Elle le fera avec un cer-
tain succès, tant que Tito veillera à son approvisionnement en armes
et en munitions. Mais, à la suite de son conflit avec Staline, Tito fer-
mera les frontières greco-yougoslaves. Privée de son principal
support, le sort de l'Armée démocratique est désormais scellé. En
1949, elle s'effondrera et les derniers combattants devront chercher
refuge dans les démocraties populaires.
Le roman de Madeleine Alleins se situe dans ces années de guerre
civile et les années de plomb qui l'ont suivie. L'auteur évoque, avec
une grande sûreté de touche, l'itinéraire d'Athéna, une jeune fille
idéaliste et généreuse, que la mort d'Arès Vélouchiotis, un héros de la
Résistance répudié et trahi par les siens, a traumatisée. Elle aura une
brève idylle avec Lluhi, un ancien combattant des Brigades interna-
tionales de la guerre d'Espagne, qui, un jour, disparaîtra sans crier
gare, et qu'elle retrouvera, gravement blessé, dans un hôpital de
l'Armée démocratique installé dans la haute montagne où elle tra-
vaille comme infirmière. L'auteur décrit d'une manière saisissante
l'atmosphère délétère qui règne dans l'hôpital, la manière précaire
avec laquelle on y soigne et opère les blessés, ainsi que la mort de
Lluhi, le corps criblé d'éclats.
Après la défaite de l'Armée démocratique, les troupes gouverne-
mentales investissent l'hôpital des maquisards. Athéna sera arrêtée,
emprisonnée, et finalement déportée dans une île de la mer Egée.
Quand, après plusieurs années, elle sera libérée et pourra retrouver la
capitale grecque, ainsi que sa tante Maria, une communiste pure et
dure, la vie des anciens Résistants, dont beaucoup doivent plonger
dans la clandestinité, sera devenue intenable. Maria succombe à un
accident qui ressemble beaucoup à un attentat. Surveillée, Athéna se
débrouille tant bien que mal. Elle est courtisée par quelques hommes
qui pourraient lui offrir une certaine sécurité, mais, finalement, elle
les repousse. L'auteur nous montre, grâce à une étonnante restitution
du pesant climat politique de l'époque, mais aussi à travers de fines
analyses psychologiques, pourquoi Athéna ne peut plus aimer. ..
Une Grecque nommée Athéna est un roman ample et puissant qu'il est
difficile de cerner en quelques lignes. Il évoque, pour le lecteur fran -
çais, une tragédie de l'après-guerre, mal connue en Occident, dont les
blessures saignent encore. Il le fait, en grande partie, à travers le des-
tin d'une jeune femme exemplaire, prise dans l'engrenage de la
guerre civile et du régime ultra-réactionnaire qu'elle a engendré, et
dont la sensibilité est broyée par des événements qu'elle ne peut pas
contrôler.
ANDRÉ KÉDROS
A VERTJSSEMF,NT
Arès Vélouchiotis a été l'organisateur de l'E.L.A.S. (Ellenikos
Laikos Apélévthéoritikos Stratos), l' Armée populaire de libération de
la Grèce qui a permis à ce pays, au prix d'énormes pertes, de se libé-
rer lui-même de la double occupation italienne et allemande.
Churchill, effrayé par le rôle important qu'avait joué le Parti commu -
niste dans l'organisation de la Résistance et pour garder la Grèce,
conformément aux accords de Yalta, dans la zone d'influence
anglaise, n'hésita pas, au grand mais passager scandale des nations
démocratiques, à faire bombarder, en décembre 1944, Athènes, afin
d'en chasser des hommes qui pendant la guerre, s'étaient héroïque-
ment battus dans les montagnes.
Frustrés dans leur victoire, les résistants, en butte à une répression
d'autant plus cruelle qu'ils s'étaient crus porteurs de changements
politiques et sociaux, furent acculés, à partir de 1946 jusqu'en 1949, à
reprendre peu à peu les armes dans l'espoir de se débarrasser de
gouvernements autoritaires imposés, soutenus d'abord par Londres,
ensuite par Washington. A l'exception d'un bref intermède en 1964-
65, leur défaite priva jusqu'en 1974 la Grèce de toute vie démocra-
tique et occulta l'épopée de tout un peuple dont le courage, malgré
d'atroces représailles, stupéfia et vainquit l'occupant.
Siantos, surnommé Le Vieux, a réellement existé. Au titre de
Secrétaire général par intérim du Parti communiste grec il signa les
accords de Varkiza qui, sous la pression des Anglais, désarmaient la
Résistance. A cause de cela, il fut, post mortem, exclu du Parti en
1950. Nikos Zachariadès, qui reprit sa place à la tête du Parti à son
retour de Dachau, a également existé. Après avoir, en 1945, dénoncé
Arès Vélouchiotis qui voulait continuer la lutte pour faire cesser la
répression qui s'était abattue sur les anciens résistants et permettre
aux Grecs de se donner le gouvernement de leur choix, Nikos - son
nom de guerre -, déclencha et mena dans les pires conditions une
guerre civile qu'il perdit. Responsable de cette défaite et des san -
glantes purges dont furent victimes nombre de combattants et, en
particulier, les kapétanios et maquisards qui avaient survécu à la
première Résistance, il fut, en octobre 1957, exclu à son tour du Parti.
Le général Zervas, le colonel Psarros, qui fondèrent de petits
groupes d'andartès, reçurent or et armes des Anglais tout à leur rêve
de susciter une Résistance apolitique. Le général Saraphis, le colonel
soviétique Popov, Muzkos Vafiadis, chef de l' Armée démocratique
pendant une partie de la guerre civile qui, deux années durant,
déchira la Grèce, appartiennent à l'histoire au même titre que
Churchill, Staline, Tito, Enver Hodja. ..
Les autres personnages ont été inventés, car il ne s'agit pas d'un
roman historique mais d'une période particulière dont les événe-
ments tout autant que le passage du temps modèlent des destins indi -
viduels.
Mais, l'atmosphère de ce roman a bénéficié de récits, de souvenirs,
d'amis grecs à qui j'entends témoigner ici ma reconnaissance, car ils
m'ont fourni des éléments pour nourrir la réalité que j'entendais évo-
quer.Je dois nommer: Elli Diovougniotis, Dimitri Mégalidis, Michel
Raptis, Pablos Roussoupoulos.
Mon intérêt pour cette période héroïque de l'histoire grecque a été
éclairé, nourri par le très remarquable ouvrage d'André Kédros, La
résistance grecque, qui fut lui-même parmi les résistants.
J'ai fait plusieurs voyages en Grèce pour visiter les lieux rendus
fameux par la Résistance, les représailles que l'occupant y avait exer-
cées et pour chercher ce qui les commémorait, traces pratiquement
inexistantes avant 1974, j'y suis retournée, en tant qu'avocat, sous le
régime des Colonels, pour me rendre compte des violations des
droits de l'homme et, depuis que ce pays est redevenu une démocra-
tie, par amitié.
Je dois une reconnaissance toute particulière à Idoménée Stratigot
qui, tout jeune, participa aux combats de la Résistance et de la guerre
civile qui s'en est suivie. Grâce à lui, j'ai pu rencontrer avant sa mort,
Dimitri Mégalidis, l'ami d'Arès Vélouchiotis. Il m'a d'autre part
consacré beaucoup de son temps afin d'expurger mon manuscrit
d'erreurs de détail que, faute d'être grecque, je n'aurais pas soupçon-
nées.
PREMIÈRE PARTIE
1
On frappa à la porte qui donnait sur la rue. Trois coups espacés se
répétèrent comme un signal. Le père qui écoutait les informations, fit
signe à sa fille assise en face de lui, tresses d'écolière et jupe d'aïeule,
d'aller ouvrir. Le garçon qui entra, malgré le treillis militaire et les
brodequins, avait une joliesse juvénile. La porte refermée, il
annonça:
- Je viens de la part d'Arès.
- Athéna, monte dans ta chambre, dit le père.
La mère qui cousait à l'autre bout de la pièce avait déjà disparu.
Athéna s'éloigna à regret, s'attardant au sommet de l'escalier, le
temps de voir le calendrier accroché au mur se déplacer. Par un trou
creusé dans la cloison, la mère écoute. Un autre, foré plus haut, à
l'angle du portrait de son beau-père, lui permet de voir.
En dépit des silences de son mari qui se tait pour éviter des
reproches, elle est le cœur informé de la maison. Ses scènes, il les
subit néanmoins dans le huis clos de leur chambre, monotones mono-
logues qui l'empêchèrent de dormir jusqu'à ce que se taise l'épouse
épuisée. Le lendemain, les jours suivants, pour se venger, elle inter-
dira aux enfants d'adresser la parole à leur père et même de
l'embrasser. Athéna, en cachette, lui déposera un timide baiser sur la
joue, Phédon, plus âgé, qui jouit de la préférence maternelle, ne
lèvera pas les yeux de son assiette. Perpétuellement aux aguets, soup-
çonneuse, dévouée à sa famille, elle réussit à rendre insupportable la
vie quotidienne. Active, elle sait tout, prévoit, organise, régit, tient les
cordons de la bourse, car son mari, directeur d'un collège, par crainte
de ses récriminations, lui remet l'intégralité de son modeste traite-
ment. Athéna enrage de voir cet homme que l'agglomération a élu à
sa tête quand Arès l'a déclarée zone libérée, démissionner devant une
épouse qui, assourdie par le ressassement de ses propres griefs,
n'entend rien de ce qu'on lui dit, transforme le moindre propos en
piège pour prouver l'indifférence dont elle est victime.
Athéna a fait claquer sa porte. Ce n'est pas elle qui s'abaissera à
espionner. Que son père qu'elle admire n'ouvre pas la bouche, sauf
en présence de Phédon, elle l'admet. N'appartient-elle pas au même
sexe que sa mère, une malédiction dont l'aurait délivrée la Résis-
tance, si elle avait réussi à s'y faire accepter. Malheureusement, les
événements se sont déroulés à côté d'elle sans qu'elle ait trouvé
comment y participer. L'occupation avait pris fin avant qu'elle ait su
saisir sa chance. La montagne, elle l'aura parcourue seulement pour
cueillir des airelles et des champignons. Assise sur son lit, elle attend.
Son lit est dur ; elle y a laissé la planche qu'elle avait glissée sous le
