Table Of ContentBIBLIOTHÈQUE DES TEXtES PHILOSOPHIQUES
Directeur: Henri GOUHIER
FiCHTE
(1794-1795)
LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J. VRIN
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BIBLIOTHÈQUE DES TEXtES PHILOSOPHIQUES
Directeur: Henri GOUHlER
DES MÊMES TRADUCTEURS J.G. FICHTE
ADORNO (T.W.), Dialectique négative. Traduction, avec le groupe de traduc
tion du COllège de Philosophie, Payot, 1978.
CASSIRER (E.), Les systèmes post-kantiens. Traduction, avec le groupe de ESSAIS PHILOSOPHIQUES CHOISIS
traduction du Collège de Philosophie, Presses Universitaires de Lille,
1983. ( 1794-1795)
FICHTE (J.-G.), Plan déductif d'un établissement d'enseignement supérieur
à fonder à Berlin. Traduction par A. Renaut, in : Philosophies de l'Uni
versité, L'idéalisme allemand et la question de l'Université, présentation
par L. Ferry, J.-P. Pesron et A. Renaut, Payot, 1979. Sur le concept de la Doctrine de la Science
FICHTE (J.-G.), Machiavel et autres écrits philosophiques et politiques de
. 1806-1807. Traduction, présentation et notes par L. Ferry et A. Renaut, ou de ce que l'on appelle philosophie .
Payot, 1981. Sur l'esprit et la lettre dans la philosophie.
FICHTE (J.-G.), Fondement du droit naturel. Traduction, présentation et
De la faculté linguistique et de l'origine du langage.
notes par A. Renaut, Presses Universitaires de France, 1984.
HORKHEIMER (M.), Théorie critique. Traduction, avec le groupe de traduction
du Collège de Philosophie. Présentation par L. Ferry et A. Renaut.
Payot, 1978.
Traduction par
A paraître:
Luc FERRY et Alain RENAUT
FERRY (L.), Philosophie politique, t. 1 et II, Presses Universitaires de France.
RENAUT (A.), Philosophie et droit dans la pensée de Fichte, Presses Universi Présentation par
taires de France.
Alexis PHILONENKO
FERRY (L.) et RENAUT (A.), Système et critique, Ousia/Vrin.
FERRY (L.) et RENAUT (A.), Droits de l'homme et démocratie, Presses Uni
versitaires de France.
PARIS
LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J. VRIN
6, Place de la Sorbonne, Ve
1984
J
, 1
PRESENTATION
Les trois essais traduits et annotés par Luc Ferry et Alain Renaut ne
peuvent pas être considérés simplement comme des parerga de la doctrine
fichtéenne. Ils appartiennent tous à la grande période du philosophe d'Iéna,
c'est-à-dire aux années 1794-1795. L'échec rencontré par Fichte dans les Contri
butions destinées à rectifier le jugement du public sur la Révolution française,
- échec tout entier fondé sur une divergence principielle avec Kant (1) -
l'avait incité à tenter d'élaborer un système cohérent, susceptible de fonder non
seulement l'éthique, mais encore une philosophie du droit compatible avec
l'idée de progrès. Ces trois essais sont d'une valeur inégale, non certes dans la
rigueur, mais dans la portée potentielle. C'est ainsi que la réflexion sur la
faculté linguistique, et sur l'origine du langage intéresse plus le spécialiste de
Fichte que Je théoricien du langage. Ces textes doivent donc être jugés avec
pondération.
§. 1. Entre ces trois essais le plus important, aussi bien pour le spécialiste de
Fichte que pour le théoricien de la science, est incontestablement celui intitu
lé : Sur le concept de la Doctrine de la Science ou ce qu'on appelle philoso
phie. Les traducteurs ont pu, enfin, s'appuyer sur la version allemande correcte
établie par R. Lauth dans l'édition complète des œuvres du philosophe sous
les auspices de l'Académie des sciences de Bavière (2).
Or il était étonnant de constater que dans l'édition des Oeuvres complè
La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41. tes publiée par le propre fils de Fichte - et dont beaucoup de chercheurs se
d'une part, que les" copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé sont malheureusement servi - le texte en question n'avait pas été reproduit
du copiste et non destinées à une utilisation collective" et, d'autre part, que les
analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration " toute dans son intégralité. On ne donnait que la version de la seconde édition et
représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement dans celle-ci la troisième section de l'opuscule avait disparu. Or - si les futurs
de l'auteur ou de ses ayants droits ou ayants cause, est illicite " (alinéa 1er de auditeurs de Fichte ne pouvaient peut-être pas tout comprendre, si les subtilités
l'article 40).
Cette représentation ou reproduction par quelque procédé que ce soit, consti-
tuerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du 1. J'ai tenté dans mon livre Théorie et praxis dans la pensée morale
Code Pénal. et politique de Kant et de Fichte en 1793 de systématiser les oppositions
© Librairie Philosophique J. VRIN, 1984 entre Kant et Fichte.
2. J.G. Fichte, Gesamtausgabe, Werkeband 2.
ISBN 2-7116-0842-5
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8 PRESENT A TION PRESENTATION 9
méthodiques des deux premières sections devaient leur échapper, en revanche réalisée dans la Critique de la Raison pure de Kant. Il n'éprouvait pas le vif désir
dans la dernière section ils ne pouvaient qu'être sensibles à la promesse « d'une de la reconstruire; en revanche, sur les fondements ou principes de la W-L de 1794 il
nouvelle théorie entièrement déterminée de l'agréable, du beau et du sublime, devait entreprendre de reconstruire la théorie du droit et le système de l'éthique.
de la légalité de la nature en sa liberté, de la doctrine de Dieu, de ce que Quand Fichte, dans la seconde édition de l'écrit programmatique Sur
l'on nomme le bon sens, ou du sens naturel de la vérité, et enfin un droit le concept de la Doctrine de la Science, abandonne cette Ille section, c'est bien
naturel et une éthique, dont les principes ne sont pas seulement formels, moins parce que les promesses n'ont pas été tenues - l'interprète honnête doit
mais matériels » (3). C'est ce que l'on a appelé « l'esprit encyclopédique reconnaître qu'en 1798 il existe un ensemble si l'on consent à ajouter pour la
de la Doctrine de la Science » et ce fut ainsi l'occasion d'un malentendu philosophie théorique la Critique de la Raison pure et pour l'esthétique formelle
qui subsiste encore de nos jours. et matériale la Critique de la Faculté de juger - c'est bien plutôt parce que
Il y avait la position naïve: on allait tout savoir dans une totalité dérivée l'auteur de la W-L veut se consacrer de plus en plus vigoureusement à l'élaboration
de la raison pure et Faust ne serait plus seulement un mythe. Cette opinion de la fondation. Mais les malentendus que nous indiquons n'ont pas cessé de
naïve a beaucoup fait pour la gloire et la déchéance de Fichte. En somme croître et il serait instructif de relire Schelling dont le génie semble ne pas avoir suffi
il promettait la lune, sous l'égide de la raison. Le corpus des connaissances pour délimiter la frontière entre le champ fondateur et les disciplines fondées.
désirées était, croyait-on à portée de la main. Goethe lui-même sembla attacher Il s'en est suivi, à notre sens, une erreur énorme. On n'a pas vu que les
quelque valeur à cette opinion candide. L'idéalisme subjectif de Fichte, pour Principes de la Doctrine de la science, la Grundlage, étaient une fondation en vue
parler comme Schopenhauer ou Schelling (4), reçut ici son acte de baptême. de l'ouverture. On y devait voir longtemps une totalité fermée sur soi et l'on sait
- D'un point de vue strictement publicitaire, ainsi que nous avons coutume bien les reproches délirants adressés à Fichte et dont le plus grave fut l'accusation
de dire, l'opération était réussie et la gloire de Fichte assurée. Mais la publicité de solipsisme. Il fallait lire méthodiquement, en termes de démarche, les sections 1
dure ce qu'elle dure. Bien vite il apparut que la Grundlage der gesammten et II. Non pas y chercher quelque ontologie, puisque ce mot est ,ievenu à la mode
Wissenschaftslehre ne tenait pas les promesses faites et bientôt jugées inconsi - mais tout au contraire s'intéresser à la pure méthode de l'intelligence a priori.
dérées. Il convient de toujours garder présent à l'esprit que des curieux, peu Très rares ont été les penseurs capables de saisir cette audacieuse ~fUche. Ne
familiers de la méthode transcendantale, imaginaient que Fichte fournirait pour disons rien des contemporains, mais saluons la perspicacité de Léo~nschvicg
ainsi dire un catalogue philosophique des scie-nces, garanti par son apriorité. - parlant de l'éclat unique de la Doctrine de la science (5). Bien des choses sépa
Sans doute l'idée de système, comme organisation générale et méthodique de la raient Fichte et L. Brunschvicg et en particulier un héritage de mots et d'idées
totalité des connaissances, n'était pas étrangère à Fichte ; il suffit de se reporter venu du positivisme. Mais dans sa thèse mémorable sur la Modalité du jugement
à la conclusion de la W-L nova methodo de 1798. Mais il était aussi l'homme Brunschvicg s'était inspiré de ce qu'il y a de meilleur et de plus profond dans les
de l'endurance dans la pensée et n'ignorait pas combien le travail était immense. sections 1 et II de l'Ecrit programmatique (6). A y bien réfléchir on pourrait
Les lecteurs plus avisés relevèrent les disciplines mentionnées et trouvè avancer une idée - non une thèse. Ce serait la suivante: la pesanteur de l'hégélia
rent qu'elles intéressaient l'esthétique, la théorie de la finalité, le droit et nisme a fait qu'on a lu en termes de choses ou, si l'on préfère, suivant une analyse -
les différents moments de l'éthique. La constatation était juste, mais la consé réifiante le texte fichtéen. Un principe peut sans doute être cause réelle, au
quence qu'on en tira fut illégitime. Non sans raisons on voulut voir dans l'écrit même titre que la plume qui me sert à rédiger ces pages et il ne serait pas sérieux
programmatique, la voie d'entrée dans la Doctrine de la Science, mais en de nier toute dialectique des choses. Mais en revanche un principe peut aussi être
même temps on commettait le contre-sens fatal, consistant à assim iler la Grun idéel, gouverner sa dialectique intime. Et alors la question fondamentale qui se
dlage der gesammten Wissenschaftslehre (1794-1795) à la philosophie théorique pose est celle de savoir si le principe idéel doit suivre celui qui se donne comme
(par opposition, par exemple, à la philosophie morale) et surtout à négliger réel, ou si, en revanche, la pure idéalité ne doit pas régler la dialectique des choses.
son vrai rôle, rendant précisément possibles les disciplines philosophiques Il serait nécessaire d'apporter maintes corrections sur la visée hégélienne ici
en totalité, et qui est son rôle de fondation. Certes la confusion était aisée. esquissée. Mais cela supposerait un livre. Mais enfin, pour ne dire qu'une seule
Mais elle détruisait pleinement la visée fichtéenne. La Grundlage - Les princi chose, n'est-il pas clair comme le jour, luce meridiana clarius, que le concept
pes de la Doctrine de la science - devait être le socle de tout l'édifice et hégélien est une chose, certes spirituelle, mais différente de l'Idée transcendantale
Fichte a pu se dispenser d'élaborer certains moments de celui-ci. C'est ainsi
que la philosophie théorique stricto sensu était aux yeux de Fichte pleinement 5. L. Brunscvicg. Le progrès de la conscience dans la philosophie occidenta·
le (1952). 2e ed. T. I, p. 337. Brunschvicg parle de « L'originalité souveraine»
3. Ibid. p. 151-152. de la Grundlage. Il ne méconnaît pas une méthode dialectique au sens de Hegel,
4. Sur la notion d'idéalisme subjectif j'ai tenté de produire quelques mais son jugement est réservé.
éclaircissements dans mon ouvrage sur Schopenhauer, Vrin, 1980. 6. L. Brunschvicg, La modalité du jugement (1934) 2e ed. p. 80 et suivan-
tes.
10 PRESENTATION PRESENTATION 11
Fichte, mieux que Kant, a dénoncé le laxisme inconscient de Schiller.
pure? Il ne faut pas dire, si l'on veut aimer Fichte que la pensée est une chose,
Et de son apparente simplicité, nous pouvons croire qu'elle était aussi tranchan-
en quelque acception que ce soit, Elle est pure pensée retournant vers sa fonda
te que le fil de l'épée. Le malheur des adeptes de Schiller fut de penser qu'il
tion, tant pour l'élaborer que pour se l'approprier.
ne s'agissait que d'une expression bourrue de mécontentement, alors qu'il s'agis
§. 2. Le second essai intitulé : Sur la lettre et l'esprit dans la philosophie sait d'une question de méthode. - Mais pour dire la vérité, Fichte assignait
pourra paraître plus énigmatique pour les raisons suivantes. En premier lieu à l'Esthétique un statut bien différent de celui que Schiller lui attribuait. Au
Fichte bien que philosophe - et nous oserions ajouter « philosophe de pro terme de la W-L nova methodo 1798 il affirme, sans ambiguïté, que l'Esthé
fession » - ne semble pas poser un problème qui relève immédiatement de la tique est la discipline qui sert de passerelle entre la philosophie populaire et la
philosophie transcendantale. On pourrait dire qu'il ne lui accorde même pas la
philosophie. Certes on peut tout réputer philosophique, mais il faut être raison
nable et consentir à concevoir qu'il y a du plus et du moins philosophique. place que lui reconnaît Schopenhauer. Selon Fichte, en fait, l'art vulgarise les "t
Idées transcendantales. Cela ne signifie pas qu'il tienne l'Esthétique pour une
Dans le fait Fichte traite principiellement des relations entre la lettre et l'esprit,
au sein de la philosophie, dans une perspective esthétique où certains accents discipline vraiment marginale ; mais il sait à l'encontre de Schiller qu'une
évoquent déjà Schopenhauer (7). Sans doute il reprend la métaphore de l'ai vulgarisation réussie, pour s'exprimer comme Kant, est une opération extrême
mant et du métal attiré par lui qui se donnait en exemple dans les Principes ment difficile.
de la Doctrine de la science .. mais il semble bief]. éloigné d'une dialectique Fichte cependant était bien plus attiré qu'on ne le pense par les beaux
raffinée de la métaphore soulignée. - Le deuxième point nous plonge dans arts et surtout par la poésie. Il nous a laissé de fort beaux sonnets (9). Et il a
même fait des tentatives. La fondation Bodmer de Genève conserve un sonnet
un embarras bien pardonnable. Ces pages furent rédigées à l'intention de
de 1802, je veux dire le manuscrit. L'écriture est haute, légèrement penchée,
Schiller, sans doute dans une double visée. D'une part, bien que citée dans
les Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme (8) la philosophie fichtéenne équilibrée et le manuscrit sans ratures, ni taches témoigne du souci d'élégance
et de rigueur de Fichte. En revanche, mais c'était conforme à sa définition de
ne laissait pas d'être combattue. La dimension de l'effort pratique, au sens
l'art comme activité pratique médiatisante et œuvre de vulgarisation, il n'existe "
de Fichte, était fortement minorée par l'élément de jeu auquel s'attachait
pas à ma connaissance une tentative fichtéenne qui puisse se comparer avec ..
Schiller. D'autre part Schiller ne semblait pas en cet écrit, fondamental pour
l'Esthétique de Hegel. L'art, loin de se susbtituer à la philosophie, ou de se .,
ses interprètes, avoir explicité avec une rigueur ne laissant rien à désirer la
méthodologie transcendantale. Et c'est pourquo~ en dépit de la simplicité figer dans un monument verbeux, doit conserver son autonomie, sa v!~~
nente, dans l'horizon transcendantal. Il ne lui appartient pas tellement de
voulue de son texte, Fichte ne l'intitule pas : Sur la lettre et l'esprit dans la
réflexion esthétique, mais bien : Sur la lettre et l'esprit dans la philosophie. gôliV"erner les hommes et les peuples que de refléter leur élévation ou leur ;If:
affaissement éthique (10). L'art, vulgarisation de la pensée transcendantale, ne
Mais ces relations historiques hypothétiques ne sont pas vraiment manifestes.
laisse pas d'être politique - il dit la vérité des peuples en même temps qu'il
Le duel, si duel il y eut, fut subtil et les fleurets étaient passablement mouche
tés. - En troisième lieu les historiens de Fichte les plus autorisés ont expliqué leur offre un peu comme chez Platon « ~~. .~ !lLILl!.S~A~.~.P.o~~il>Je._".ers la ~ie
comment le texte de Fichte, bien que rédigé en 1795, ne vit le jour que cinq spi!.i!!lell~ », qui, en elle-même réfléchie, s'ouvre sur la Doctrine de la Science.
années après. De là à supposer une mauvaise volonté de Schiller, assez péné Par l'art et en l'art se dévoile « la belle totalité ». Mais tout de même que chez J
Platon il faut abandonner - en le remerciant - le Banquet, de là s'élever à la
trant pour être piqué dans son amour propre, ou plus simplement vexé, il
sévère dialectique de la République et du Parménide, tout de même chez Fichte
y a un pas difficile à franchir, mais peut-être tentant - une pure analyse
extrinsèque ne permettrait pas d'éliminer la difficulté, mais, il le faut avouer, l'œil spirituel ouvert doit gravir les pics ardus des synthèses quintuples. On
l'analyse intrinsèque rencontrera toujours des obstacles insurmontables. En criera au classicisme, comme si ce dernier, soit dit en passant, était toujours
un mot nous sommes en présence d'une zone obscure de l'idéalisme allemand. digne d'être blâmé. Mais la technique synthétique est-elle toujours applicable en
- Les traducteurs MM. Ferry et Renaut ont dans leurs notes éclairées apporté Esthétique et ne commettrait-on pas d'affreux dégâts? On sait que Fichte dans
d'utiles données et le lecteur de langue française leur doit bien de la reconnais le sonnet de 1802 a voulu introduire la quintuplicité - mais il l'a fait avec un
sance. Mais il leur doit aussi la plus grande indulgence, car le contexte histori art extrême, sans lui donner une place globalement décisive.
que et philosophique ne pouvait être élucidé qu'au sein d'une réflexion critique Le fait qu'il convient de retenir est l'extrême modération de Fichte.
historique-philosophique. Fichte a porté un coup de stylet ; mais si l'arme Quand il décrit l'histoire abrégée « de notre pouvoir esthétique tout entier »,
utilisée était mince ses effets étaient incalculables.
9. J-G. Fichte, SW. Bd. VIII. Je renvoie à ma traduction du Sonnet de
7. Fichte, GA, l, 6, p. 346 sq. 1802 dans la Revue de Métaphysique et de Morale. 1975 nO 3.
8. Schiller, SW (K. Goedeke Herausgeber) Bd. IV, p. 536. 10. Fichte, GA, l, 348 sq .
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12 PRESENTATION PRESENTATION 13
il est plus soucieux du réel que doctrinaire. S'il est doctrinaire c'est seulement complémentaire. Il faut, à notre sens remonter beaucoup plus haut. Le lan
dans la mesure, où il veut assigner à l'Esthétique sa fonction propre et sa place gage ne consiste pas seulement à parler, mais surtout à se faire entendre. Dans
opérationnelle. Et ce souci se nomme: volonté de méthode. sa Critique de toute révélation, antérieure au projet élaboré de la W-L, Fichte,
rejoignant Kant, posait qu'aucun langage ne pouvait être tel, sans être compréhen
§. 3. Comme l'expliquent avec justesse les traducteurs le troisième essai est sible pour l'humaine raison. Une voix céleste ne saurait rien m'apprendre de plus
en partie œuvre de circonstances. C'est sous la pression des étudiants que Fichte que le discours de la raison pratique. Le prétendrait-elle, elle s'évanouirait dans
jugea utile de fixer ses réflexions sur le langage. On ne peut apprécier ce texte une transcendance obscure. L'attitude fichtéenne relative au langage est celle d'un
qu'avec un sentiment mélangé. Du point de vue philosophique l'intérêt est im grand Aufkliirer et cela dès l'origine. Tout ce qui passe l'humaine raison est nul et
mense puisque ces leçons rédigées dans la première grande période de la W-L, non avenu. Ce n'est qu'à l'intérieur d'une philosophie, en laquelle la raison est
attestent que jamais la problématique de l'inter-subjectivité ne fut un seul instant auprès de soi, que la libre pensée se peut exercer. C'est là le présupposé initial de
abandonnée. En revanche le linguiste sera plus réservé, considérant que l'origine Fichte - au demeurant leibnizien, tant il est vrai mutatis mutandis, que les vérités
des langues n'est pas un problème soluble, pour ne pas dire un faux problème. mathématiques qui règlent l'entendement divin, ne peuvent être distinctes de
L'historien de la philosophie, bien embarrassé, on s'en doute, fera observer que les celles sur lesquelles l'entendement humain doit s'appuyer. La philosophie fichté
essais sur l'origine des langues s'étaient multipliés. On connaît bien les noms de enne est donc une philosophie de l'universalité de la raison. Sans la raison, il n'y a
Condillac, Rousseau, Maupertuis, Herder - pour ne citer que les plus illustres. plus que supersitition, faux culte.
Mais il faut pourtant savoir deux choses. D'une part Kant, certainement agacé par Fichte a donc été conscient des difficultés, même s'il ne pouvait, du
cette « métaphysique du langage », refuse de la considérer en sa« problématique». moins à cette époque soupçonner la révolution de Humboldt. On est en droit
Dans ses Conjectures sur les débuts de l'histoire humaine, il déclare avec énergie dès lors, en tenant compte du concours de circonstances, d'estimer que son
que l'homme ab initio savait se tenir debout, marcher et parler, donc penser (11). essentielle visée en cet essai sur le langage tendait à une foncation abstrai
Nous ne pensons pas que Kant répute comme indésirable le problème de l'origine te de l'inter-subjectivité. Toute sa dialectique plus ou moins scientifique de
des langues en fonction de données ou de thèses semblables à celles avancées par la genèse du langage est déterminée sous l'égide de l'inter-subjectivité comme
Saussure. Il est, à notre sens, tout simplement agacé par les creuses métaphysi progrès incessant vers la juste communication. La communication des pensées
ques. D'autre part - même si Fichte devait apporter d'utiles compléments, ne procède pas du mode déterminé de la communication - le langage par gestes
notamment en 1807 - il est manifeste que la révolution copernicienne dans ce n'est pas encore celui par la pure pensée, mais le détermine progressivement. Le
domaine devait être amorcée par W. von Humboldt (12). Ce n'est point faire langage doit parvenir à une souveraine clarté médiatisant le Moi et le Non
injure à Fichte que de soutenir qu'il s'est trouvé au creux de la vague. D'un côté Moi.
s'effondrait, par exemple, la métaphysique de Herder, de l'autre côté s'amorçait Aussi ne convient-il pas de laisser dans l'ombre cet essai. Au creux de la
la grande vague de la révolution de Humboldt et l'élaboration géniale du Kawiwerk. vague, entre le coup d'arrêt prononcé par Kant d'une part et la révolution coper
Aussi bien que devons-nous retenir de cet essai? nicienne de Humboldt d'autre part, Fichte, sans trop croire être compris, a voulu
Fichte en une note indique lui-même la limite : « Selon ma conviction assurer une orientation éthique à la philosophie du langage, avec pour horizon
le langage a été tenu pour beaucoup trop important si l'on a cru que sans lui nul l'inter-subjectivité. Il s'agit d'une grammatologie éthique - qui jette les jalons
usage de la raison ne serait advenu» (13). Les savants traducteurs ont tenté, il est pour une lointaine philosophie, non plus du langage, mais de la langue. Il aura
vrai avec beaucoup de tact, d'explorer les aspects positifs de la réflexion fichtéen fallu à Fichte le sentiment troublant de l'épopée napoléonienne pour aller d'un
ne. Il est incontestable que dans la « célèbre question de l'origine des langues », point de vue à l'autre. Aussi dans son itinéraire philosophique et moral, ce texte
Fichte part de la constatation qu'il a été donné trois types de réponses. Ou bien initial ne doit pas être négligé.
le langage est inné, ou bien il a été enseigné à l'homme par un miracle, ou bien Certes la doctrine de la langue, exposée dans les Discours à la Nation
enfin il a été inventé par l'homme lui-même (14). Ces réponses convergent tout en allemande est complexe. L'épopée napoléonienne a conduit Fichte -- et c'est
s'ignorant. L'ingénieux et savant commentaire des traducteurs suscite une réflexion en ceci qu'il se rapproche de Humboldt - à souligner le génie propre à toute
langue historiquement évoluée. De là résultait une approche du phénomène
11. Kant, AK. Bd. VIII, p. 11 o. : « Der erste Mensch konnte also stehen linguistique dans ses valeurs concrètes et un sensible dépassement de la théorie
und gehen ; er konnte sprechen. » abstraite du langage dans l'Aufkliirung.
12. Cf. Wilhem von Humboldts, Gesammelte Schriften (AK) Bd. IV, p. 57,
- IV, p. 3, p. 10-11 cf. E. Cassirer, Philosophie der symbolischen Formen, Bd. l, *
p. 100 et suiv.
* *
13. Fichte, G-A, l, 3, p. 103.
14. Le traducteur dans sa note 3 sur le texte donne une référence heureu
se. G.A, II, 4, p. 158.
"
14 PRESENTATION
La traduction de ces essais complète heureusement les Oeuvres choisies
de philosophie première déjà publiées à la Librairie philosophique J. Vrin.
Elle atteste une croissance sûre, même si elle est lente, de l'intérêt du public
pour le grand successeur de Kant. Il faudra sans doute bien des efforts pour
parvenir à une politique de traduction des ouvrages de Fichte, fondée et cohé
rente. Mais la difficulté est parfois une amie. Chaque pas en avant est un
triomphe pour le traducteur. J'espère que dans un délai modéré, on parviendra
à donner trois traductions d'œuvres capitales. D'une part Le fondement du
droit naturel, d'autre part Le système de l'éthique et enfin la Doctrine de
la science, 1801/1802. Et lorsque ces écrits fondamentaux auront été traduits,
le lecteur français pourra mieux mesurer l'ampleur du phénomèn~Fichte.
J'espère et j'ai confiance, sans me cacher les difficultés, - mais, je le répète,
celles-ci sont parfois des amies.
Au Professeur Reinhard Lauth,
Alexis PHILONENKO Au Professeur Alexis Philonenko,
Paris, Juin 1982
en très respectueux hommage.
"
SUR LE CONCEPT DE LA DOCTRINE DE LA SCIENCE
OU DE CE QUE L'ON APPELLE PHILOSOPHIE
Invitation à ses leçons sur cette science, par Johann Gottlieb Fichte,
professeur ordinaire désigné à l'Université d'Iéna.
(1794-1798)
Traduit par Luc Ferry et Alain Renaut
"
PREFACE DE LA PREMIERE EDITION
Remarque des traducteurs
1) Nous avons suivi le texte établi par l'édition de la Bayerischen 109 (29)/ L'auteur de cet essai fut, par la lecture de nouveaux
Akademie, G.A., l, 2, p. 91-172 ; c'est dire qu'on trouvera ici traduit le texte sceptiques, particulièrement de l'Enésidème et des excellents écrits de
de la première édition (Weimar, Industrie-Comtoir, 1794). Ont été indiquées Maimon1, pleinement convaincu de ce qui pour lui avait déjà aupara
en bas de page, parmi les variantes de la seconde édition (Iéna et Leipzig, vant été extrêmement vraisemblable : que la philosophie, même à
GabIer, 1798) exhaustivement répertoriées par la G.A., celles (corrections, travers les plus récents efforts des hommes les plus pénétrants, n'a pas
suppressions, additions) qui présentent une différence de sens, même minime,
encore été élevée au rang d'une science évidente. Il crut en avoir
et peuvent donc apparaître à la traduction.
trouvé la raison et avoir découvert une voie aisée pour satisfaire
2) Les notes de Fichte sont appelées par un astérisque ; les notes sur
complètement à toutes ces exigences véritablement très fondées des
les variantes sont signalées alphabétiquement, de A à Z ; les notes des traduc
sceptiques à l'égard de la philosophie critique ; et pour concilier
teurs sont indiquées numériquement et sont seules renvoyées à la fin du texte.
3) Nous avons fait figurer en marge de notre traduction la pagination le système dogmatique et le système critique en général, dans leurs
de l'édition de la Bayerischen Akademie .. on trouvera dans le corps du texte prétentions antagonistes, comme par la philosophie critique sont
la pagination de l'édition J.H. Fichte (Berlin, 1845, l, 1, p. 27-81). conciliées les prétentions antagonistes des différents systèmes dogma
tiques*. Non accoutumé à parler de choses qu'il a encore à faire, il
aurait exécuté son plan, ou bien (30) aurait gardé le silence pour
• La véritable querelle qui a lieu entre les deux systèmes, et dans laquel
le les sceptiques se sont légitimement battus du côté des dogmatiques et, avec
eux, du côté du bon sens - lequel certes n'entre pas en considération comme
juge, mais doit en revanche, assurément, être interrogé point par point comme
témoin -, pourrait bien porter sur l'accord de notre connaissance avec une
chose en soi .. et la querelle pourrait bien être tranchée par une future Doctrine
de la Science, en ceci que notre connaissance entré en relation avec la chose en
soi, certes pas immédiatement par la représentation, mais bien médiatement
par le sentiment .. que les choses sont assurément représentées simplement en
tant que phénomènes, mais qu'elles sont senties comme choses en soi .. que sans
sentiment, à vrai dire, aucune représentation ne serait possible ; mais que les
choses en soi ne sont connues que subjectivement, c'est-à-dire seulement en
tant qu'elles agissent sur notre sentiment (A).
A. Cette note de la première édition disparaît dans la seconde.
HI 1'1'1 1 I\CI' Il'' 1 A l'REMIERE EDITION PREFACE DE LA PREMIERE EDITION 21
'"11111111'1. Itl III 1'1'·. .. '·11"· lIl'l:aSI!II1 ne lui était apparue être une invita pas dans sa façon -de penser de méconnaître délibérément un quel
tllIlI " Il'Ild,,' 1IIIIII'It' dl' J'application qu'il a faite jusqu'ici de ses conque mérite, ou de vouloir le minimiser ; il croit comprendre que
Il ""II ". '" dl"l 1l ,IVall){ auxquels il songe à consacrer l'avenir. chaque degré que la science a gravi, il a d'abord fallu le gravir avant
1111 / III Il', ",',dlc suivante ne peut prétendre à d'autre validité qu'elle pût en franchir un qui fût plus élevé; il ne tient vraiment pas
11'1'11 y l'III IIt'I Iqlll". Mais il n'en résulte nullement que l'auteur ne puisse pour un mérite personnel d'être appelé à travailler, par un heureux
1''''\1'1 1111 10ndcIlIent de ses affirmations absolument rien d'autre que hasard, après d'excellents travailleurs ; et il sait que s'il devait y avoir
dl''I 1'1\~~lIlPP()sés indémontrés ; et qu'elles ne soient pas cependant les place ici pour quelque mérite; il ne dépendrait pas du bonheur de la
1\;'11111 ah d'ull système solide et allant plus au fond. A vrai dire, il se découverte, mais de l'honnêteté de la recherche, et que sur ce point
1'I01Ill'I dc pouvoir présenter ce système au public sous une forme l'on ne peut se juger et se récompenser que soi-même. 11 n'a pas dit
d,gllt' de celui-ci seulement dans des années; mais l'équité, qui veut cela pour ces grands hommes et ceux qui leur ressemblent, mais pour
qu'oll ne critique pas avant d'avoir examiné le tout, il espère l'obtenir d'autres qui ne sont pas tout à fait aussi grands. Qui trouve superflu
di's maintenant. qu'il l'ait dit, n'appartient pas à ceux pour lesquels il l'a dit.
Le premier but de ces feuilles était de mettre les jeunes étu En dehors de ces gens sérieux, il y a aussi des gens plaisants
diants de l'Université à laquelle l'auteur est appelé, en état de juger qui conseillent au philosophe de ne pas en tout cas se rendre ridicule
s'ils peuvent se fier à lui comme guide sur le chemin de la première par des espérances excessives placées en sa science. Je ne veux pas
des sciences, s'ils peuvent espérer qu'il soit capable de répandre sur décider si tous rient vraiment du fond du cœur, parce que la jovialité
elle autant de lumière qu'ils en ont besoin pour le parcourir sans leur est naturelle ; ou s'il n'yen a pas parmi eux qui simplement se
trébucher dangereusement ; le second, de recueillir les jugements de forcent à rire pour dégoûter le chercheur téméraire d'une entreprise
ses bienfaiteurs et amis sur son entreprise. que, pour des raisons compréhensibles, ils ne voient pas d'un bon
C'est à ceux qui n'appartiennent ni aux premiers ni aux se œil *. Dans la mesure où pour ma part - autant que je le sache - je
conds, au cas où cet écrit devrait venir entre leurs mains, que sont n'ai pas encore, jusqu'ici, alimenté leur bonne humeur par l'expres
destinées les remarques suivantes. sion de telles hautes espérances, il m'est peut-être permis, d'abord, de
L'auteur est jusqu'à maintenant intimement convaincu qu'aucun les prier, non pas pour l'amour des philosophes, et encore moins (32)
entendement humain ne peut s'avancer au delà de la limite à laquelle de la philosophie, mais pour l'amour d'eux-mêmes, de retenir leur rire
s'est arrêté Kant (B), particulièrement dans sa Critique de la faculté jusqu'à ce que l'entreprise ait formellement échoué, et ait été aban
de juger 2 , mais qu'il ne nous a jamais déterminée précisément, et donnée. Qu'ensuite ils se moquent, s'ils en ont envie, de notre
qu'il a présentée comme la limite ultime du savoir fini. Il sait qu'il ne croyance en l'humanité, à laquelle eux-mêmes appartiennent, et des
-> pourra jamais dire quelque chose que Kant n'ait déjà annoncé, indi espoirs que nous plaçons dans ses grandes dispositions; qu'ensuite ils
rectement ou directement, plus explicitement ou plus implicitement. se consolent en répétant sentencieusement qu'il n'y a rien à tirer de
Il laisse aux siècles à venir le soin de mesurer la profondeur du génie l'humanité, qu'il en fut toujours ainsi et qu'il en sera toujours ainsi
de l'homme qui, à partir du point où il trouva la faculté de juger qu'ils répètent cela aussi souvent qu'ils ont besoin de se consoler !
philosophante (31), souvent guidé comme par une inspiration supé
rieure, l'entraîna si puissamment à l'assaut de son but ultime. - Il est
de même intimement convaincu qu'après l'esprit génial de Kant aucun
présent ne pouvait être offert à la philosophie qui fût supérieur à ce
lui qui lui vint de l'esprit systématique de Reinhold 3 ; et il croit
savoir quelle place remplie d'honneurs conservera en tout cas sa
111 Philosophie élémentaire / lors des progrès ultérieurs que la philoso
phie doit nécessairement faire, en quelques mains qu'elle soit. Il n'est
* Malis rident alienis 4.
B. Corr. KANT.
